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Grondements intérieurs

« Grondements intérieurs » est la traduction de « Rumblings from the inside » publié dans le magazine Tikkun en mars 1998. Vous pouvez visionner ci-dessus Path of Freedom, une vidéo sur le travail de Fleet Maul en prison (9 mn 41). Pour activer les sous-titres anglais, il suffit de cliquer sur l’icône Paramètres > Sous-titres dans la barre de lecture de la vidéo.


Jour après jour, le milieu carcéral ne communique qu’une chose aux prisonniers : la honte. Elle est tout le temps là : au réveil, à l’appel, pendant les corvées de travail, la ruée vers le réfectoire et les fouilles corporelles, quand on en sort. Il y a aussi les fouilles périodiques de fond en comble des cellules, les prélèvements d’urine pour les tests de drogue et les fouilles corporelles intégrales (« penche-toi et écarte-les »), à la sortie du parloir. Le système génère continuellement des messages renforcés consciemment et inconsciemment par le personnel ou les prisonniers eux-mêmes, nous rappelant que nous sommes dans le meilleur des cas des êtres humains de seconde classe. Même si le personnel et les prisonniers échangent des plaisanteries ou des railleries de bon aloi, le message, subtil ou non, est toujours là : « Tu es un interné, un étrangleur, un criminel. Moi non, je suis un être humain. Je compte, pas toi. »

Je suis souvent éberlué par la façon dont les prisonniers semblent « faire avec » dans une atmosphère aussi négative et décourageante. Mais la vérité est que nous payons cette adaptation au prix fort. Nous nous dérobons à nous-mêmes, en nous ensevelissant, couche après couche, sous la colère et l’amertume. La peur et l’esseulement au ventre, nous nous dérobons et au barrage extérieur de notre condamnation et à notre monde intérieur chargé de vulnérabilité et de souffrance.

Engloutis sous une montagne de culpabilité, de honte, et de diabolisation déversée sur nous, dès le jour de notre arrestation, par les procureurs, les juges, les geôliers, les médias, les politiciens, l’équipe correctionnelle, le personnel pénitentiaire et la société, nous avons beaucoup de mal à établir le contact avec les sentiments appropriés et authentiques de culpabilité et de remord dont il nous faudrait prendre conscience afin d’entreprendre un processus de changement et de guérison. Nous avons, au contraire, tendance à projeter notre honte et notre haine de nous-mêmes vers l’extérieur, sous forme de colère, d’amertume et d’hostilité envers le système et ses représentants les plus proches – le personnel de la prison ou la police. […]. Rare est le prisonnier qui reconnaît la part qu’il a pu prendre dans tout ce chaos personnel et social et cette souffrance. Toutes nos histoires sont faites de colère, de blâme, de justification et de ressentiment. Il s’agit d’eux, jamais de nous. […]

Bo Lozoff, auteur de We are all doing time (« Nous sommes tous dans une prison ») et fondateur de la Human Kindness Foundation, publie un bulletin trimestriel envoyé à environ 20 000 prisonniers. Il y explique que le problème des modèles de punition et de réhabilitation entre lesquels oscillent les politiques sociales et les responsables politiques depuis des années, c’est qu’ils font toujours du détenu l’unique point de mire. Cela ne fait que renforcer les aspects déjà surdéveloppés d’un narcissisme qui, pour la plupart d’entre nous, est le premier responsable de l’emprisonnement. Les partisans de la réhabilitation ont fait du détenu le sujet privilégié de diverses stratégies thérapeutiques psychodynamiques, cognitives et comportementales, qui ont pour effet de transformer les détenus en clients ou en patients. Le modèle punitif procède grosso modo de la même façon, sauf qu’en l’occurrence la thérapie allie politique d’incarcération inhumaine (« Au trou les voyous ! ») et renforcement continu de la haine de soi du détenu : « Tu ne vaux rien, tu es un criminel, un animal, une racaille », ce qui le conduit à se dire « Je ne vaux rien, je suis un criminel, un animal, une racaille. »

Aucune de ces approches n’encourage, ni même ne permet, au prisonnier d’assumer la responsabilité de ses actes, de faire amende honorable, de se transformer lui-même et de changer son destin. Le système actuel demande aux prisonniers de devenir des consommateurs dociles et institutionnalisés de « peinologie », quelle que soit la forme que prend celle-ci.

La tendance la plus récente consiste à transformer les prisonniers en travailleurs dociles à faible coût des industries qui les emploient, ainsi qu’en bons consommateurs des magasins de fournitures, de services et de téléphone pour les prisons, au profit d’entreprises qui bénéficient de contrats lucratifs dans un secteur industriel pénitentiaire en plein essor.

Au sortir des prisons, ce modèle punitif ne produira que des foules humaines amères, brisées, désespérées et pleines de rage. Quant au courant actuellement démodé qui prône le modèle de traitement thérapeutique, il tend à produire des ex-escrocs dépendants et narcissiques qui, après leur libération, font tout pour accaparer l’attention. Ils traitent leur famille et leur communauté comme si, jusqu’à la fin des temps, le monde entier leur devait un traitement privilégié.

Lozoff voudrait que l’on opte pour l’approche apparemment révolutionnaire consistant à traiter les prisonniers avec gentillesse, correction et respect, tout en leur confiant la responsabilité de changer leur vie par le travail, la formation, et le service. Il nous encourage à trouver des formes de service et d’activités bénévoles, répondant aux besoins qui existent à l’intérieur et à l’extérieur des prisons, une approche qui incite les prisonniers à sortir de leurs ruminations mentales et de leurs histoires personnelles, en les amenant à s’occuper des autres. Les programmes d’hospice en prison font partie de ces démarches. Non seulement les patients n’ont pas à subir une mort désespérée, solitaire et dépourvue de la présence attentionnée d’un être humain mais les bénévoles, comme les patients, ont l’occasion d’aller au-delà des mécanismes du ressentiment, du blâme et de la justification, et d’examiner les véritables questions de leur vie et les conséquences de leurs actes.

La mort est devenue le grand maître qui nous guide dans la découverte de la bonté fondamentale et de la compassion qui, naturellement, rayonnent d’un cœur ouvert.

Il y a beaucoup de bénévoles dans les communautés spirituelles, qui font du travail en prison. Si l’un d’eux se rend dans une prison avec du ressentiment contre le « système », que peut-il partager avec les prisonniers ? Soutenons-nous la pratique en nous laissant conduire par nos sentiments inconscients ? Sachons faire une pause et observer nos intentions. Avons-nous vraiment la volonté d’aborder l’injustice sociale et de diminuer la souffrance ? Nous n’avons nul besoin de nous précipiter dans un doute existentiel tel que nous deviendrions incapables d’aider, il s’agit plutôt d’avoir la volonté de regarder en nous-mêmes. […]

Dès qu’on s’engage dans l’aide à autrui, un dualisme naturel s’élève : d’un côté, « celui qui aide », de l’autre, « celui qui est aidé ». Le bouddhisme socialement engagé met l’accent sur une approche non duelle du service. Que veut dire « agir à partir d’une perspective non duelle » ? Si nous n’étions pas dans une meilleure situation – ou tout au moins en train de penser que nous sommes dans une meilleure situation – que ceux qui souffrent, sont vulnérables, ou dépossédés de tout pouvoir, essaierions-nous de les aider ? Il semble qu’il y ait là un dualisme incontournable. Est-il possible de lâcher prise de ces identifications pour être simplement présent à la souffrance d’autrui et offrir notre clarté, notre cœur et notre présence comme soutien, sans nous référer au sentiment omniprésent que « je prends les choses en mains ! » ou que « j’aide cette pauvre personne ». […]. Si l’on s’efforce de résoudre les problèmes de la société sans surmonter la confusion et l’agression de notre propre état d’esprit, nos efforts ne feront qu’alimenter les problèmes. L’enjeu essentiel du bouddhisme n’est-il pas de devenir une personne douce et pacifiée qui apporte au monde une véritable contribution ? Ou bien est-il de tempêter et de se répandre en invectives contre l’injustice ? Lorsque, bénévole dans un hospice, vous êtes assis auprès d’une personne alitée, émaciée et crachant des glaires, effrayée, désorientée ou même terrifiée, que faites-vous passer ? De la colère et de la rage, parce qu’elle meurt en prison et ne peut mourir chez elle, dans sa famille ? Ou faites-vous passer de la présence et de la gentillesse – restant auprès d’elle, le cœur ouvert à sa souffrance ? […]

Pour être utile à autrui nous avons besoin de faire deux choses. La première est d’entrer en contact avec notre propre souffrance. Regarder le monde, y voir l’horreur et éprouver de la révolte peut constituer une façon d’éviter de regarder en soi.

Il est facile de regarder au-dehors et d’y voir des problèmes – il est plus dur de regarder en soi et de discerner ce qui s’y passe. Nous avons besoin d’entrer en contact avec la souffrance, la douleur, la colère, les frustrations et les besoins insatisfaits qui nous habitent. « Toucher et lâcher » est une leçon que j’ai reçue de Chögyam Trungpa Rinpoché. On touche ses sentiments, s’autorisant à en faire l’expérience, et ensuite on les laisse partir.

L’autre qualité dont nous avons besoin pour aider autrui consiste à être en contact avec notre propre bonté fondamentale ou nature de bouddha. Nous avons besoin d’avoir confiance dans le fait que nous avons quelque chose à offrir. Je suis totalement convaincu, après avoir passé quatorze ans en prison avec des meurtriers, des violeurs, des gens qui ont attaqué des banques, maltraité des enfants, détourné des impôts, trafiqué de la drogue, et toutes sortes d’activités criminelles imaginables, que la nature humaine fondamentale est bonne. Je n’ai absolument aucun doute à ce sujet.

Non seulement le cœur de ce que nous sommes est essentiellement bon, mais nous détenons tous des richesses formidables, de la compassion ainsi que de la sympathie et de l’empathie envers le monde et nous-mêmes. La plupart du temps, celles-ci se trouvent bloquées – ce n’est pas qu’elles n’existent pas – elles sont pour ainsi dire « coincées ».

Ainsi, pour entrer en contact avec notre souffrance et pouvoir véritablement offrir quelque chose aux autres nous devons reconnaître notre bonté fondamentale, au lieu de la chercher à l’extérieur. Et l’une des meilleures façons d’accomplir ces deux choses – reconnaître sa souffrance et sa propre bonté – consiste à pratiquer la méditation.

Si nous devons aider des gens, il nous faut également apprendre à être avec eux, et à les écouter de tout notre être, au lieu de croire que nous avons la sagesse qui changera quoi que ce soit, ou aidera qui que ce soit. La sagesse naturelle qui se révèle chez ceux qui souffrent a été pour moi un grand maître. Il ne m’a pas été nécessaire d’être un « sauveur » rempli de sagesse. Ce sont, en fait, ces personnes dans le besoin qui, de multiples façons, m’ont « sauvé ».

Fleet Maull.

Auteur de l’article : Base

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