Les bouddhistes à la Maison-Blanche

Le bouddhisme n’est-il pas censé être apolitique ?

Un article de Jiryū Rutschman-Byler. Dans le contexte de l’élection présidentielle américaine, Jiryū, un enseignant zen américain, également blogueur, prend publiquement position contre la politique de Donald Trump. Cet article a été publié dans la revue bouddhiste américaine Lion’s Roar début janvier 2017. Traduction française : Marcel Gibert. Traduit et reproduit avec l’aimable autorisation de Jiryū Rutschman-Byler.


Ces derniers temps, j’entends souvent dire : « Le bouddhisme est apolitique! Le bouddhisme doit rester apolitique! » C’est une idée séduisante avec ses bonnes intentions, mais elle est fausse et peu utile, surtout dans les circonstances actuelles.

D’abord, dire que le bouddhisme est apolitique revient à dire : « Je préfère ne pas utiliser l’éclairage de la politique pour observer la façon dont le bouddhisme fonctionne dans le monde. » Mais cela ne change rien au fait que le bouddhisme implique des êtres humains qui agissent et qui s’influencent mutuellement. Où qu’il s’implante, le bouddhisme acquiert une culture et une couleur propres et il a une portée sociale particulière. C’est d’ailleurs vrai pour tout projet humain. Penser que quelque chose est « apolitique » équivaut à penser que la « laïcité » ou la « science » ne sont pas des systèmes de croyances. La laïcité n’est qu’un système de croyances parmi d’autres et « l’apolitisme » n’est qu’une orientation politique parmi d’autres. Que cela nous plaise ou non, partout où il y a des êtres humains il y a de la politique.

En particulier, ici aux États-Unis, à deux semaines de l’investiture de Donald Trump, être « apolitique » révèle une position politique très claire. Vanter les mérites de « l’apolitisme » revient à pratiquer une politique active de complaisance et de complicité. À qui profite cet apolitisme ? Un ami me rapportait récemment ces paroles de Desmond Tutu :

Si vous êtes neutre dans une situation d’injustice, vous choisissez le camp de l’oppresseur. Si un éléphant pose son pied sur la queue d’une souris et que vous vous déclarez neutre, la souris n’appréciera guère votre neutralité.

Ceux de mes amis qui prônent un bouddhisme apolitique demandent sincèrement : « Pourquoi faut-il prendre parti ? Cela ne fait que mettre les gens à dos! Pourquoi ne pas aimer et accepter tout le monde de la même façon ? »

« Aïe! Aïe! » La souris couine tandis que ses petits os craquent. J’ai identifié jusqu’à présent quatre versions du bouddhisme apolitique, et je voudrais montrer qu’elles se fondent toutes sur de mauvaises interprétations.

1) L’enseignement de la vacuité est apolitique

L’enseignement de la vacuité est au cœur du bouddhisme (tout au moins dans le mahāyāna). Elle est enseignée de différentes façons, mais il s’agit toujours de reconnaître qu’aucune idée, aucune pensée, aucun point de vue ne peut vraiment appréhender la réalité. Ni même l’idée de « réalité ». Ni même une conception basique comme « il y a » ou « il n’y a pas ». Aucun de ces concepts ne permet de s’approcher de la vérité de l’existence.

Il est facile de comprendre comment un bouddhisme apolitique peut se déduire de cet enseignement. Si le bouddhisme affirme que même une pensée extraordinairement subtile telle que « le monde existe » passe à côté de la question, que dire d’une pensée aussi extraordinairement complexe et critique que : « Toute intervention russe dans le système électoral des États-Unis est inacceptable, il nous faut un président qui ne se laisse pas manipuler par Poutine! »

Bien sûr, toutes les conceptions politiques ne sont que des pensées et des opinions erronées. En tant que bouddhistes, nous devons laisser tomber tout cela. Mieux vaut ne pas avoir d’opinion du tout. Mais notre souris de tout à l’heure aimerait sûrement attirer notre attention sur deux petits problèmes.

Le premier est un problème classique mentionné dans les enseignements eux-mêmes. Des idées telles que « laisser tomber tout cela » ou « mieux vaut n’avoir aucune opinion » ne sont finalement que des variations d’un même genre. « Rien n’est vrai » est une idée au même titre que « Bernie [Sanders] a vraiment indiqué la voie à prendre pour le pays. » C’est du pareil au même. S’accrocher à l’idée de vacuité – que l’absence de position est toujours juste et qu’une position est toujours erronée – n’est pas qu’un simple malentendu, c’est une sorte de maladie bouddhiste. Comme le disait le maître chan Yunmen, mieux vaut avoir une montagne entière de points de vues que « les choses existent » qu’une poussière d’un point de vue « rien n’existe ».

Qu’il soit préférable de se tromper en pensant que « des choses existent » plutôt qu’en pensant que « rien n’existe » nous conduit au deuxième problème : l’idée que la vacuité exclut la politique.

Le bouddhisme a deux aspects. On pourrait les appeler l’absolu et le relatif, la sagesse et la compassion ou la vacuité et les préceptes. Si l’enseignement de la vacuité nous incite sans cesse à dépasser les apparences, un bouddhisme authentique apprécie également le monde conventionnel, la réalité de l’expérience quotidienne avec ses objets, ses personnes et ses lieux. Ce monde illusoire quotidien n’a pas moins de valeur que le « véritable » monde (en fait, ils ont exactement la même valeur puisqu’il s’agit précisément du même monde.) Même si, en fin de compte, on ne peut nier que tout ce spectacle ne soit qu’illusion, notre responsabilité de bouddhistes consiste à vivre en harmonie au sein de cette illusion. La voie du bodhisattva consiste à respecter les préceptes éthiques ainsi qu’à manifester de la compassion dans ce monde vide.

La vacuité n’est qu’une aile. Sans l’autre aile, l’aile de la compassion ou des préceptes, non seulement l’oiseau est incapable de voler, mais il meurt dans les convulsions sur le sol. Avec ses deux ailes, il s’envole comme dans ce vieux conte des jātakas pour éteindre un incendie de forêt avec l’eau qu’il transporte dans son bec. Alors si des personnes s’en prennent à nos amis, notre famille, notre planète ou nous-mêmes, nous devons les sommer d’arrêter, même si cela nous force à abandonner nos idées sur la « vacuité » et à entrer dans la boue de la « politique ».

2) Toute prise de position par les institutions bouddhistes aurait un effet de discorde et d’exclusion

Le bouddhisme mahāyāna, le « véhicule universel », postule l’inclusion de tous les êtres, aucun d’entre eux n’est exclu.

L’un des problèmes que pose toute prise de position est que nous sommes souvent conduits à exclure ceux qui soutiennent d’autres points de vue (c’est l’une des raisons pour lesquelles les bouddhistes sont supposés ne pas en avoir, comme nous venons de le voir).

Lorsque des institutions, des temples ou des centres bouddhistes expriment une position politique, tous ceux qui voient le monde différemment sont marginalisés ou exclus d’emblée des pratiques transformationnelles et salvifiques du dharma. Si un centre bouddhiste affirmait par exemple « nous désavouons la vision raciste et écocide de Donald Trump et nous sommes prêts nous y opposer », les personnes qui soutiennent Trump se sentiraient rejetées et perdraient ainsi tout accès au dharma. En outre, le centre lui-même en souffrirait, il manquerait en effet de diversité intellectuelle ou politique et nourrirait une culture refermée sur elle-même versant dans l’autosatisfaction.

Une variante de cette version est :  « Prendre position n’est pas un problème, à condition de ne pas faire référence à des personnalités politiques. » Dans cette perspective, la différence entre « nous voulons des ponts, pas des murs » et « contrairement à Trump, nous voulons des ponts, pas des murs » consisterait à exclure des personnes dans un cas et non dans un autre.

Ces justifications de l’apolitisme bouddhiste sont fallacieuses, tout particulièrement aujourd’hui, car elles se fondent sur l’idée sympathique (et légitime du point de vue du dharma) que « tout le monde doit être inclus », mais elle passe complètement à côté de notre réalité politique et sociale.

La réalité politique et sociale, c’est que Donald Trump s’en prend à toutes sortes de gens – les immigrants, les réfugiés, les musulmans, les femmes, les personnes LGBT et queers, etc. – et qu’il a inspiré, encouragé et enthousiasmé un noyau nationaliste blanc. Les braves gens apolitiques voudraient que nos temples et nos congrégations proclament : « Ici, pas de politique. Rien que de la méditation, de l’étude et des chants. »

Faut-il vraiment expliquer en quoi est-ce un problème ? Est-il nécessaire de souligner que ce soi-disant non-positionnement, apparemment innocent, est en réalité une position qui aliène brutalement des foules de gens ? Si vous avez besoin d’une référence, souvenez-vous de la souris : « Oh, que vous soyez un éléphant ou une souris, cela nous est égal! On ne se préoccupe pas de ce genre de détails. »

Pour dire cela en termes zen, il est impossible de se soustraire au kōan. Et il ne faut d’ailleurs pas essayer! Il faut rester en plein cœur du problème, là où ça fait mal, là où on est consumé par l’absence de solution. C’est le seul moyen d’avancer. Les maîtres du passé disaient « quoi que vous fassiez, trente coups de bâton » ou bien « la parole et le silence échouent de la même manière. » On ne se tire pas d’affaire en se taisant.

3) Les bouddhistes sont traditionnellement apolitiques

On affirme ici que les bouddhistes ne se sont jamais mêlés de la politique… jusqu’à ce jour où les bouddhistes américains gauchistes ont fini par détruire le dharma ! C’est une fiction qui touche particulièrement les bouddhistes occidentaux qui ont peu d’expérience vécue du bouddhisme en tant que force politique et historique. La véritable histoire du bouddhisme en Asie, c’est justement l’histoire des interactions entre le bouddhisme et la politique et le pouvoir (cela remonte aux origines : qui oserait maintenir que le rejet du système des castes par le Bouddha était apolitique ?). Sans un engagement politique délibéré partout où il est passé, le bouddhisme aurait aujourd’hui disparu.

Je pense que le postulat d’une tradition bouddhiste apolitique repose sur une lecture naïve de certaines parties des anciens codes monastiques qui mettent en garde contre toute affiliation avec des partis ou des factions politiques. Par lecture naïve, je veux dire que ces textes sont considérés comme descriptifs de la vie monastique réelle alors qu’ils sont plutôt prescriptifs d’une vie monastique idéale. Quoi que disent ces textes primitifs, quel que soit le terme qu’ils utilisent pour ce que nous appelons « la politique », quel que soit la signification qu’ils lui attribuent (sans parler de la question de savoir si tout cela a un quelconque intérêt pour les bouddhistes d’aujourd’hui qui sont pour la plupart des laïcs), il devrait être clair que les avertissements adressés aux sujets de l’Inde pré-moderne dans leurs relations à leurs souverains n’épuisent aucunement la question de notre implication intelligente dans une démocratie participative moderne.

4) L’Église étant séparée de l’État aux États-Unis, les institutions bouddhistes ne doivent pas être politiquement engagées

Cette version est défendue avec noblesse et sincérité, et je ne voudrais pas la critiquer trop sévèrement, mais il est franchement impossible de la concilier avec le système politique actuel. Avez-vous remarqué ce que la droite chrétienne a réussi à réaliser en quelques décennies ? Les Églises évangéliques ont pu faire élire George W. Bush, et elles parviennent à se pincer le nez avec suffisamment de conviction pour se résoudre à voter pour Donald Trump (qui n’est pourtant pas, comment dire, un parangon de piété), tandis que les centres bouddhistes ne pourraient même pas exprimer leur désaccord ?

Juridiquement, cette objection n’est pas entièrement sans fondement. Il existe en effet de réelles limitations à ce qu’une organisation religieuse sans but lucratif peut se permettre de faire ou de dire sans perdre son exonération fiscale et les administrateurs d’institutions doivent sans doute être conscients de certains pièges sémantiques et financiers. Mais il est difficile d’accepter que les centres bouddhistes devraient s’autocensurer pour se prémunir de conséquences légales que la droite chrétienne, ou même les Quakers, n’ont jamais vraiment subies. Nous pourrions accomplir des efforts considérables pour devenir la religion la plus juridiquement conforme de toutes, mais qui le remarquerait ? Qui se sentirait concerné ?

Qu’est-ce qu’une politique bouddhiste ?

Alors, qu’est-ce qu’une politique bouddhiste ? Si le bouddhisme n’est pas apolitique, quelle est sa politique ? Peut-on dire qu’il existe une politique juste bouddhiste ? Oui. Je dirais que c’est la politique des préceptes du bodhisattva, tout particulièrement dans leur dimension active et positive. Nous faisons le vœu de soutenir la vie, pas seulement de ne pas tuer, nous faisons le vœu de dire la vérité, pas seulement de ne pas mentir, etc. C’est la politique de l’interdépendance qui refuse de faire des immigrés des boucs émissaires, de déshumaniser les réfugiés, de vouloir construire des murs bien solides autour de mon pays, de ma race ou de moi-même. C’est la politique qui encourage à nourrir la planète qui nous nourrit et non à la considérer comme un cadeau fait par Dieu aux hommes pour qu’ils l’exploitent à leur gré. Et ainsi de suite… En tout cas, c’est la façon dont je vois les choses.

Mais qu’est-ce que la politique bouddhiste en pratique ? L’activisme pacifiste de Thich Nhat Hanh ? L’impérialisme décomplexé du bouddhisme japonais du début du vingtième siècle ? Le nationalisme bouddhiste militant birman ? Qu’en pensez-vous ? Qu’en pense votre centre ou votre temple ?

Le bouddhisme n’est pas apolitique. Agissez maintenant, avec amour, sans exclure personne. Agissez franchement. Vous voyez que des gens sont exclus ? Dites-le ! Répétez-le ! Défendez quelque chose. Suivez les préceptes et persistez. Honorez l’interdépendance et persistez. Défendez les personnes vulnérables. Défendez-vous. Même si vous ne pouvez y arriver, ne commettez pas d’erreur. Faites le vœu de résister à Trump et de résister sans haine.

Photographie : Une partie de la délégation des enseignants bouddhistes américains réunis à la Maison Blanche le 14 mai 2015. © Buddhist Peace Fellowship (DR).

Auteur de l’article : Jiun

2 commentaires sur “Le bouddhisme n’est-il pas censé être apolitique ?

    Muniputta Sambuddhassa

    (20 février 2017 - 07:22)

    L’éthique, la moralité, les valeurs morales désignées par Bouddha, le Noble Octuple Sentier.
    La voie ainsi éclairée n’a pas d’ambiguïté et jalonne la vie (conventionnelle- réalité relative) de chaque pratiquant.
    Sinon, en ne respectant pas, en ne se conformant pas, en refusant de défendre ces préceptes, ces valeurs, comment pourrions-nous avancer vers l’ultime?
    Cependant , il est vrai qu’il arrive un moment où toute action, tout intérêt pour cette existence cesse. Mais il y a un long chemin à parcourir avant d’y arriver.

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