Que devons-nous faire ? Petits groupes et pratique du bouddhisme engagé

Nous vous proposons cet article de Donald Rothberg qui montre toute l’originalité du programme BASE. Donald fut l’un des deux référents du tout premier programme aux États-Unis. L’article est repris d’une intervention donnée en septembre 1995 à l’Institut d’Études Bouddhiques de Berkeley (Californie) dans le cadre des conférences Numata sur le bouddhisme socialement engagé. Version originale : « What Is To Be Done? Small Groups and Engaged Buddhist Practice » (Base Handbook). Traduit et reproduit avec l’aimable autorisation de Donald Rothberg.

La pratique spirituelle engagée

L’une des façons dont les bouddhistes engagés peuvent répondre aux souffrances de notre époque est de rendre plus accessible une pratique spirituelle engagée. Mais comment vivre sur tous les plans notre action sociale comme une pratique spirituelle ? Comment la richesse, l’attention et le soutien d’une pratique spirituelle peuvent-ils s’actualiser dans l’action sociale ? Comment les défis et les intuitions de l’action sociale peuvent-ils permettre d’approfondir notre pratique ?

Je crois que la place de la pratique spirituelle dans le bouddhisme socialement engagé peut se concevoir selon deux grands modèles. Ils ne sont pas nécessairement antagonistes. Dans le premier, le bouddhisme engagé consiste à appliquer la pratique formelle traditionnelle dans le domaine social, où ce que l’on a appris dans cette pratique s’exprime ensuite dans le monde. Dans le second, le bouddhisme socialement engagé est en lui-même une voie de développement spirituel. Le progrès spirituel s’opère alors essentiellement par l’action dans le monde.

Bien que ce second modèle de pratique bouddhiste engagée soit encore relativement jeune et peu développé, certains de ses traits sont évidents. Comme le suggèrent Thich Nhat Hanh et d’autres auteurs, l’activisme bouddhiste se fonde sur une culture de la conscience, de la sagesse et de la compassion dans la vie quotidienne, en particulier dans les relations professionnelles, familiales et interpersonnelles.

Les bouddhistes socialement engagés ont en outre besoin d’analyses spirituelles des institutions et des systèmes contemporains, qu’ils soient sociaux, politiques, ou environnementaux, et qui prennent en compte les meilleures théories et pratiques du moment. C’est un élément important pour nous permettre de clarifier les tendances actuelles afin d’agir de façon stratégique en association avec d’autres sur une vaste échelle, ainsi que pour comprendre comment les divers systèmes influencent notre conscience et nos actions : comment fonctionnent par exemple les systèmes fondés sur la race, la classe sociale ou le sexe, comment notre participation à un système économique qui enrichit les uns et appauvrit si fortement les autres nous affecte et affecte les gens.

La pratique en petits groupes

Mais j’aimerais me concentrer sur le rôle particulier que les petits groupes pourraient jouer, d’après moi, dans la pratique du bouddhisme engagé. Dans le groupe BASE par exemple, chaque participant se trouvait socialement engagé en-dehors du groupe, dans des activités bénévoles, dans l’activisme, et/ou dans un travail salarié dans les services sociaux ou le changement social, et il pouvait se tourner vers le groupe pour y trouver un soutien, des formations et des directions de recherche. De tels groupes, réunissant de cinq à douze personnes, facilitent la pratique quotidienne ainsi que l’étude et l’action sociale. Ils peuvent être considérés comme des communautés de pratique et de transformation. L’histoire offre de nombreux exemples du rôle crucial joué par de tels groupes pour la transformation sociale dans le monde : les communautés chrétiennes de base en Amérique latine et en Asie ; les petits groupes de tradition radicale, anarchiste en particulier, comités, collectifs et groupes d’affinité, qui fonctionnent parfois comme des entreprises ou des exploitations agricoles de petite taille ; les groupes de prise de conscience de femmes.

Dans le groupe BASE du Buddhist Peace Fellowship (un nom choisi en référence explicite aux communautés chrétiennes de base), une importance particulière était accordée à l’exploration des processus collectifs – les relations au sein du groupe et son évolution du point de vue de l’intimité, de la confiance, de l’intensité et de l’équilibre. Ce modèle de pratique me semble quelque peu différent du modèle bouddhiste habituel de développement de la conscience individuelle par l’attention. Ici, il s’agit plutôt de ce que j’appellerai un modèle relationnel de pratique, où la conscience individuelle reste certes fondamentale, mais où les interactions avec d’autres personnes nous permettent de mettre à jour nos souffrances et de questionner notre compréhension et nos efforts face aux défis et aux difficultés. Un modèle relationnel de pratique spirituelle peut être considéré comme étant plus féminin. Il se démarque d’une pratique spirituelle individuelle, plus héroïque et masculine, qui débute dans la séparation et ne parvient à appréhender la dimension relationnelle qu’une fois atteinte une certaine maturité spirituelle.

Ce type de travail de groupe, surtout dans le cadre de l’action et des questions sociales, dévoile des aspects qui ressortent de l’avidité, de la haine et de l’ignorance (mais également de la générosité, de l’amour et de la sagesse) auxquels la pratique formelle individuelle ne donne pas nécessairement accès. Pour certaines personnes, la pratique spirituelle individuelle peut même être une manière de fuir des peurs et des confusions qui se révèleront clairement dans le contexte du groupe. Une longue pratique et une vision spirituelle profonde peuvent coexister avec des problèmes non résolus sur les plans relationnel et social.

Bien sûr, un tel modèle de pratique, est loin d’être sans embûches comme la pensée unique, la domination plus ou moins subtile de certains membres du groupe, le repli sur soi et l’égocentrisme, la perte de perspective, le déséquilibre entre les réalisations et les processus, le souci constant des souffrances actuelles, la perte d’équanimité spirituelle, etc. Les enseignements des préceptes bouddhistes traditionnels et l’élaboration de recommandations et de règles ont été particulièrement utiles dans le groupe BASE.

Les quatre fruits de la pratique en petits groupes

Le développement de ce modèle simple de pratique en groupe nous aide à aborder les problèmes actuels à différents niveaux, et il apporte un éclairage important à la question « Que devons-nous faire ? » Premièrement, pour des personnes qui se consacrent au service social et/ou au changement social dans la perspective d’une pratique spirituelle, le soutien du groupe peut se révéler indispensable pour éviter le burn-out, si répandu malheureusement parmi les activistes. Ceux qui n’appartiennent pas encore à un tel groupe peuvent en former un dans le cadre de leur travail ou avec leurs amis activistes. Deuxièmement, dans le cadre de petits groupes, les activistes ne se contentent pas de répondre aux problèmes de façon négative en empêchant les injustices, ils peuvent également agir positivement en construisant une communauté guidée par l’amour et la compréhension, évitant ainsi le décalage habituel entre la fin et les moyens. Comme l’écrit Thich Nhat Hanh, « La paix est dans chaque pas, » ou comme le disait l’activiste quaker Abraham Johannes Muste, « Il n’y a pas de chemin vers la paix ; la paix est le chemin. » Le petit groupe pourrait se révéler un élément déterminant d’une société transformée.

Troisièmement, le petit groupe engagé spirituellement intègre des aspects psychologiques, sociaux et spirituels de notre expérience, tandis que les formes de pratique bouddhiste traditionnelles (les retraites, les groupes de méditation, les réunions hebdomadaires) ne sont peut-être pas assez ciblées pour les réunir tous. De nombreuses formes actuelles de développement – comme la psychothérapie, qui se concentre généralement sur l’individu – sont également incapables d’offrir cette intégration, alors qu’elle pourrait être si efficace pour apaiser les blessures en ce moment.

Quatrièmement, les petits groupes peuvent explorer des modes non hiérarchiques d’autorité spirituelle et de développement spirituel. Tout en reconnaissant la valeur des enseignants et des enseignements traditionnels, le groupe peut aborder certaines questions : La sagesse des enseignants de type traditionnel embrasse-t-elle nécessairement les questions sociales, politiques ou écologiques ? Se pourrait-il que la sagesse et l’intelligence se manifestent parfois dans les groupes plutôt que dans les individus ? Thich Nhat Hanh dit souvent que l’éveil ne survient peut-être pas tant chez les individus que dans la société. Que signifie la direction ou l’autorité spirituelle dans le cadre de petits groupes égalitaires ?

S’ouvrir à l’inconnu

Que devons-nous faire ? Je voudrais invoquer deux voix qui encouragent notre pratique engagée. La première est celle, visionnaire, de Joanna Macy qui appelle à l’émergence de formes inédites de vie collective en réponse aux conditions actuelles :

Je sens tout mon psychisme se tourner, avec urgence, comme si c’était aujourd’hui l’action la plus appropriée, vers une écoute collective, une écoute commune, en partie pour comprendre la question. Je ne sais pas vraiment à quoi ressemblerait ce processus d’écoute, mais j’imagine qu’il supposerait une façon d’être ensemble faisant une place importante au silence, au non-sens, à l’incompréhensible. Par exemple, quelqu’un se mettrait soudain à aboyer ou à soupirer, nous serions appelés à accepter ce qui est hors de portée de nos esprits, de nos esprits formatés. La manière dont notre monde est en train de mourir mais aussi celle dont nous répondons à cette mort sont au-delà de la pensée ordinaire. (« Asking to Awaken », ReVision, automne 1994)

Que devons-nous faire ? Je terminerai avec la voix non moins visionnaire de Walt Whitman qui, dans la préface de Feuilles d’herbes en 1855, nous guide vers les aspects élémentaires, ordinaires de nos actes :

Voici ce que tu feras : Aime la terre, le soleil et les animaux, méprise les richesses, fais l’aumône à qui la demande, consacre ton argent et ton travail aux autres, hais les tyrans, ne discute pas de Dieu, aie patience et indulgence pour les autres, ne t’incline devant rien de connu ou d’inconnu, devant nul homme ou groupe d’hommes, côtoie librement les êtres forts et sans instruction, les jeunes et les mères de famille…, réexamine tout ce que tu as appris à l’école ou à l’église ou dans les livres et rejette tout ce qui insulte ton âme. Alors ta chair deviendra un grand poème et aura la plus belle éloquence, pas seulement dans ses mots, mais dans les plis de tes lèvres et de ton visage et jusque dans les mouvements de ton corps.